Plusieurs générations nécessaires aux abeilles pour se remettre d'une seule exposition à des pesticides ?
L’effondrement rapide des populations d’insectes, notamment pollinisateurs, est l’une des manifestations les plus inquiétantes de la crise actuelle de la biodiversité. L’usage des pesticides agricoles compte au nombre des causes majeures de cet armageddon des insectes, mais leur rôle est sans doute encore très sous-estimé.
C’est ce que suggèrent des travaux conduits par l’écologue Clara Stuligross et l’entomologiste Neal Williams (université de Californie à Davis) et publiés le 30 novembre dans la revueProceedings of the National Academy of Sciences (PNAS). Selon les conclusions des deux chercheurs américains, un insecticide agricole d’usage courant pourrait avoir des effets délétères différés, au point d’amputer d’environ 20 % le taux de reproduction d’abeilles n’ayant été exposées que par le biais de leurs géniteurs.
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« Des résultats d’une très grande portée », estime l’entomologiste et agronome Hervé Jactel, chercheur à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement (Inrae), qui n’a pas participé à ces travaux. « Cela indique que les abeilles pourraient avoir besoin de plusieurs générations pour se remettre d’une seule exposition à des pesticides, écrivent les auteurs. Ainsi, les “effets différés” doivent être pris en compte dans les évaluations du risque [de ces produits] et les politiques de conservation. »
« Effets additifs »
« Ces résultats sont importants, car, trop souvent, les travaux expérimentaux sur les abeilles portent sur une seule saison d’exposition et ne vont pas au-delà, estime le biologiste Francisco Sanchez-Bayo (université de Sydney), auteur de nombreux travaux sur l’impact des néonicotinoïdes sur la biodiversité. Le fait que le taux de reproduction diminue longtemps après l’exposition est inquiétant, car cela signifie qu’il existe des effets cachés qui persistent du stade larvaire à l’âge adulte. »
Les chercheurs ont mené leur expérience sur deux années, dans des conditions les plus proches possibles des situations rencontrées dans les champs. Ils ont exposé des abeilles solitaires (Osmia lignaria) à des niveaux communément rencontrés dans les parcelles traitées avec un insecticide néonicotinoïde, l’imidaclopride (réautorisé en 2020 en France pour la culture des betteraves), tandis que d’autres abeilles n’étaient pas exposées. Ils ont ensuite recueilli la descendance de ces deux groupes et ont aléatoirement placé leurs rejetons, soit dans un environnement vierge de l’insecticide, soit un environnement traité.
Ils ont ainsi pu, in fine, étudier quatre populations distinctes d’abeilles adultes. Celles n’ayant jamais été exposées à l’imidaclopride ; celles ayant été exposées à l’état larvaire mais pas au stade adulte ; celles n’ayant pas été exposées au premier, mais l’ayant été au second ; celles ayant été exposées à chaque stade de leur existence. Une démarche expérimentale jugée« astucieuse et rigoureuse », selon M. Jactel, qui permet d’isoler les effets différés, liés à une exposition ancienne (durant le stade larvaire), des effets provoqués par l’exposition directe des insectes.
Ces effets directs, désormais bien connus, sont de nouveau confirmés par cette nouvelle étude. « Le résultat majeur et original est ici de montrer pour la première fois et de façon expérimentale, non biaisée, que d’une part l’exposition des larves à l’imidaclopride a des conséquences négatives sur le comportement et les performances des mêmes individus devenus adultes, explique M. Jactel. Et d’autre part que les effets d’expositions successives sur les deux stades développement, larves puis adulte, sont additifs, renforçant donc leurs impacts négatifs. »
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Chute considérable
Ainsi, l’exposition au cours du stade larvaire est, à elle seule, responsable d’une réduction de 20 % environ du taux de reproduction de l’individu devenu adulte. Et si ce dernier est également exposé, alors son taux de reproduction chute encore un peu plus. Au total, entre une osmie n’ayant jamais été exposée et une autre ayant été exposée aux deux stades de sa vie, la baisse du taux de reproduction est proche de 50 %.
En extrapolant, les auteurs calculent une chute considérable du taux de croissance des populations d’osmies dans les paysages traités : ce taux serait, selon leur estimation, divisé par quatre, par rapport à ce qu’il serait dans un environnement non traité. Ce calcul, partiellement fondé sur les résultats d’un autre travail expérimental, doit selon M. Jactel être considéré « avec précaution ». Ce dont, d’ailleurs, les auteurs conviennent, puisqu’ils appellent dans leur article à conduire des travaux pour mesurer directement la chute du taux d’accroissement des populations chroniquement soumises aux néonicotinoïdes.
« Comme le soulignent les auteurs, conclut Hervé Jactel, la combinaison d’une application répétée des néonicotinoïdes et/ou de l’accumulation de leurs résidus au cours du temps avec ces effets additifs transgénérationnels contribue, in fine, à accroître fortement le risque de déclin de la biodiversité des insectes pollinisateurs dans les paysages agricoles soumis à ces pratiques agricoles intensives. »
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Stéphane Foucart
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